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Geographies de la catastrophe. Ordre et desordres dans la gestion des catastrophes “naturelles”
Geographies of disasters. Order and disorders in the management of “natural” disasters
Papeles del CEIC. International Journal on Collective Identity Research, n° 2, pp. 1-24, 2017
Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea

Artículos de investigación



DOI: https://doi.org/10.1387/pceic.17675

Résumé: Les catastrophes dites “naturelles ” sont devenues l’objet d’une attention croissante de la part des acteurs internationaux depuis quelques décennies, tant au niveau de leur prise en charge que de leur prévention. Le monde international des catastrophes a élaboré un ensemble de dispositifs qui tentent de remettre de l’ordre dans le chaos anticipé de la catastrophe. Cette remise en ordre passe notamment par le fait d’essayer de faire coïncider des espaces, des rôles et des identités. Sur les territoires frappés par les catastrophes, les habitants deviennent des “sinistrés” quand ils passent par la tente dans laquelle ce statut leur est octroyé, puis des “déplacés” quand ils montent dans le camion qui les emmène vers de nouveaux lieux de vie. Ces dispositifs se construisent sur des représentations des identités en situation de crise fortement liées à un rapport à l’espace. Or, l’enquête ethnographique menée sur différents sites où des dispositifs de gestion des catastrophes sont mis en place en Amérique latine, montre que ces coïncidences sont loin de se produire systématiquement et que les personnes ont la possibilité de réintroduire de la critique, en sortant notamment de la géographie de l’ordre et en prenant une certaine distance avec les rôles qui leur sont conférés. L’article s’intéresse aux moments où cette critique est formulée, que ce soit lors d’exercices de préparation aux catastrophes, ou au cours de situations réelles.

Mots clés: Territoire, Lieu , Catastrophe, Identité, Simulation, Préparation.

Abstract: “Natural” disasters, their prevention and their management have been raised as an object of international attention since the 1970’s. The international social world of disasters has elaborated dispositives in order to put in order the anticipated chaos generated by disasters. This ordering process notably consists in trying to match spaces, roles and identities. When a disaster strikes on a territory, inhabitants become “affected people” when they pass through the tent where there are given this status, and then “displaced people” when there are conveyed in the truck that drives them to their new places. These dispositives are elaborated on ways of thinking identities in situation of crisis strongly linked to spatial representations. The ethnographic inquiry realized on different sites where dispositives of disaster management are put in place in Latin America shows that the coincidence between spaces, roles and identities are far from systematic and that people often have the possibility to reintroduce a certain level of critique, taking their distance with the roles they were attributed and discussing the geography of order. The paper focuses on these moments when this critique is formulated, during disaster simulation exercises or real disasters.

Keywords: Territory, Place, Disaster, Identity, Simulation, Preparedness.

Introduction

Les catastrophes sont des moments de bouleversement qui permettent aussi d’observer des dynamiques routinières. Tout y est remis en cause : la façon dont on se pense, la façon dont on perçoit l’espace, la façon de se définir, de se regrouper, de s’allier, de vivre, d’habiter. Pourtant, dans le même temps, les recompositions à l’œuvre au cours de ces moments puisent inexorablement dans ce qui leur préexiste. Les nouvelles solidarités que l’on voit se mettre en place dans le moment de l’urgence se nourrissent, parfois pour les modifier, des solidarités routinières, des rôles sociaux qui organisaient la société jusqu’à l’avènement de la catastrophe. Souvent, d’ailleurs, la catastrophe est routinière, dans la mesure où ce sont les mêmes territoires qui sont régulièrement affectés par des événements de ce type. Dans le cas des catastrophes dites “naturelles” —séismes, ouragans, éruptions volcaniques, inondations, coulées de boue, par exemple— l’espace est lui-même profondément affecté par le phénomène et la destruction qu’il opère. Routes coupées, toits arrachés, quartiers détruits ou ensevelis sous les décombres, itinéraires routiniers détournés ou encombrés de ruines témoignent tous d’une transformation profonde du territoire par la catastrophe.

Je propose d’associer la notion d’espace telle que Michel Foucault l’a utilisée —”la discipline procède d’abord à la répartition dans l’espace” (Foucault, 1975)— à celle de territoire entendue comme une portion d’espace contrôlée par une forme de pouvoir (Foucault, 2001), en l’occurrence ce pouvoir sera ici incarné par ce que j’appelle le “gouvernement des catastrophes”. Face ces deux notions, je convoquerai également la notion plus anthropologique de lieu définie comme un espace à la fois identitaire, relationnel, historique, dans lequel un certain nombre d’individus se reconnaissent, sont en relation et peuvent retrouver les traces d’une histoire commune (Augé, 1994). La notion de lieu nous permettra d’éclairer la façon dont des espaces affectés par des catastrophes voient émerger des dimensions relationnelles et identitaires, notamment à travers les innombrables récits qui sont produits, non seulement de l’événement lui-même mais aussi de ce qui le précédait, de la vie “avant”, qui fait souvent l’objet d’un processus d’idéalisation. Ces récits qui surgissent immanquablement après les catastrophes agissent sur ce qui ne relève pas de l’évidence: le lien entre le fait d’habiter quelque part, une identité et des façons d’agir, des rôles.

L’anthropologie a longtemps contribué à associer identité et place, comme l’ont très bien montré les anthropologues du tournant critique des années 1990, tels qu’Akhil Gupta et James Ferguson (1997)1. La “culture” associant un territoire, des façons d’agir et des représentations a longtemps permis d’expliquer la façon dont des groupes humains pensaient ou agissaient. C’est dans ce sens que l’on peut dire que les dispositifs de gestion des catastrophes —ils concernent des activités de prévention des risques ou de gestion des crises— sont culturalistes : comme nous allons le monter, ils associent de façon souvent forcée et systématique un lien entre des espaces, l’identité des personnes qui les occupent, et les rôles que ces personnes sont censés jouer.

Partant d’observations réalisées sur différents terrains en Amérique latine sur lesquels se déploient des dispositifs mis en place à travers le monde pour gérer les situations de catastrophes dites “naturelles” —dispositifs de prévention des risques ou de gestion de crise—, je voudrais interroger ici ce qui m’apparaît comme une impossible adéquation entre rôles assignés, identifications, identités et espaces dans les situations de crise. J’observe en effet un double mouvement que je propose de travailler dans ce texte.

D’une part, on assiste à la mise en place de dispositifs standardisés, qui cherchent à organiser le traitement des personnes en situation de catastrophe. Ces dispositifs s’accompagnent de la mise en place de protocoles, qui prennent souvent une dimension spatiale —le refuge, la tente, le camp, le camion, le bateau—, qui tentent d’assigner un rôle très contraint aux différents acteurs engagés en organisant notamment leur positionnement et leurs mouvements sur le territoire “catastrophé”, afin de réduire le désordre et de remettre de l’ordre dans le chaos provoqué à la fois par la catastrophe et par sa prise en charge. D’autre part et dans le même temps, on observe de nombreuses situations dans lesquelles les personnes ne se laissent pas prendre par les rôles qui leur sont assignés ni réduire à l’identité associée à leur rôle présumé, et le font souvent en sortant des espaces qui leurs sont assignés, en remettant en cause la géographie ordonnée de la gestion de la crise, et en produisant à leur tour des lieux de différentes natures. Il est pertinent de parler de dispositif de “gouvernement des catastrophes” dans un sens foucaldien, notamment en ce qu’il produit une certaine organisation des territoires qui contribue à attribuer des identités et des rôles aux individus. Pourtant, il est aussi nécessaire de regarder les moments dans lesquels du politique —au sens de dissensus tel que proposé par Jacques Rancière (1998) en tant que forme de discussion ou de critique (Boltanski et Thévenot, 1991)— est réintroduit dans ces situations par les personnes qui les vivent. Ces interventions critiques contribuent à recréer des sujets là où les protocoles n’envisageaient que des objets de la prise en charge, et des lieux là où les dispositifs n’envisageaient que des territoires sur lesquels ils se déploient ou des espaces de gestion, de secours ou de contrôle.

Je propose de traiter cette question à partir de l’observation ethnographique d’exercices de simulation de catastrophes mis en place ces dernières années dans différents pays d’Amérique latine et que j’ai analysés dans le cadre d’une enquête plus large qui porte sur le monde social des catastrophes à l’échelle internationale (Revet, 2016). Je m’appuierai également sur des observations antérieures, notamment lors d’une catastrophe qui a eu lieu au Venezuela en 1999 et sur laquelle j’ai travaillé entre 2000 et 2005 (Revet, 2007). L’idée que je propose de défendre principalement ici, c’est qu’être attentif à ces glissements et ces tensions entre identités et rôles et à leurs liens avec des espaces implique une certaine posture méthodologique et un choix de l’échelle et du cadre de l’observation. Je commencerai par expliciter ce que j’entends par “monde social des catastrophes”.

Un monde international des catastrophes

Sauver des vies, réduire les risques de catastrophe... Ces leitmotivs a priori consensuels encadrent aujourd’hui les actions d’une multitude d’acteurs qui, sur l’ensemble de la planète, travaillent à minimiser les effets des catastrophes que l’on dit “naturelles” —pour signifier qu’elles ne sont pas “technologiques”— ou à les prévenir. Humanitaires, secouristes ou pompiers viennent d’abord à l’esprit à l’évocation de cette mission héroïque, mais ils ne sont pas seuls. Scientifiques, experts, assureurs, diplomates ou politiques font également partie de la scène et mobilisent de façon plus ou moins fréquente le même slogan. “Réduire les risques de catastrophes” (Disaster Risk Reduction —DRR— en anglais) est l’expression désormais institutionnalisée internationalement qui renvoie à un ensemble très variés de pratiques qui se déploient dans le monde entier : exercices de préparation et d’évacuation, systèmes d’alerte rapide, élaboration de cartes de risques, construction de digues, ateliers de sensibilisation des habitants ou protocoles de montage d’hôpitaux d’urgence en sont autant d’exemples. Toutes ces pratiques agissent à la fois sur les identités des personnes, qu’elles contribuent à désigner comme des victimes, des experts ou des héros… et sur les espaces sur lesquelles elles agissent en les désignant comme territoires à risques, lieux “affectés” ou espaces refuges.

Je propose d’envisager cette multitude d’acteurs, de pratiques et d’espaces comme un “monde social” (Strauss, 1992). Pour Strauss, un monde social se caractérise par des activités, inscrites dans des lieux mais aussi par des techniques et des pratiques qui leur sont associées. Appréhender le monde des catastrophes avec cette perspective permet aussi de le penser non comme un ensemble constitué mais comme quelque chose de dynamique, en constante évolution et dont les tentatives même de stabilisation deviennent de fait un des objets de la recherche. Ce monde social des catastrophes s’articule autour de savoirs, de langages et de pratiques parfois rituelles qui renvoient à différentes vision de ce qui constitue une catastrophe, et des meilleures façons d’y faire face. Les tensions et les compétitions qui animent ce monde —et dont je ne parlerai que très peu dans ce texte bien que cela occupe une partie importante de ma recherche (Revet, 2016)— n’ont pourtant pas empêché son émergence sur la scène internationale, son institutionnalisation et sa progressive bureaucratisation (Hibou, 2012).

Une tentative d’histoire de ce monde social se heurte immédiatement à la multiplicité des généalogies et des cadrages. Sans entrer ici dans les détails, il est important de signaler que c’est au croisement de plusieurs autres mondes sociaux que s’élabore ce monde des catastrophes. En premier lieu, le monde de l’urgence qui articule acteurs civils et militaires autour de pratiques de secours, de sauvetage, de soin. En second lieu, le monde du développement qui défend la possibilité et la nécessité de la prévention à travers des pratiques qui vont de la simple sensibilisation aux risques à des programmes de développement dit durable prenant en compte les facteurs de vulnérabilité aux risques de catastrophes. Troisièmement, c’est le monde scientifique qui déploie une expertise allant de la prédiction ou de la prévision des aléas naturels eux-mêmes à des savoirs liés aux comportements des individus et des groupes en cas de crise en passant par des travaux qui mettent en lumière l’importance des facteurs de vulnérabilité que l’on vient d’évoquer. Ces trois généalogies principales, même si elles n’englobent pas l’ensemble des acteurs du monde des catastrophes, mettent en lumière d’importantes tensions qui animent ce monde social: entre secours et prévention, entre urgence et développement, entre solutions technologiques et solutions sociales, pour le dire très vite.

C’est dans les années 1980 que ces différents mondes commencent à se croiser à l’échelle internationale, autour d’abord d’un projet de Décennie internationale de prévention des catastrophes naturelles de l’ONU (1990-1990), puis d’une institutionnalisation croissante aux Nations Unies avec une Stratégie internationale sur le même thème qui débouche sur un cadre d’action commun, le Cadre d’Action de Hyogo (2005-2015) auquel 168 pays souscrivent mais qui n’a pas de caractère contraignant. C’est au cours de ce lent processus que différentes opérations de standardisation, de coordination et par conséquent de bureaucratisation vont commencer à émerger. Guides de bonnes pratiques, rapports internationaux, prix et récompenses cadrent et produisent des bonnes façons de penser les catastrophes et des bonnes mesures pour y faire face. Ces mesures se déploient dans plusieurs directions : des mesures qui cherchent à améliorer les connaissances sur les catastrophes et conduisent à les quantifier, les mesurer, les comprendre ; des mesures destinées à coordonner les actions notamment liées à l’assistance et au secours et conduisent à établir un langage commun, des protocoles d’action, à distribuer des leaderships en fonction des compétences ; des actions liées à la préparation qui recouvrent l’ensemble des mesures de stockage, d’alerte, mais aussi les répétitions des protocoles que l’on vient d’évoquer. Cette dynamique de bureaucratisation et de standardisation fait donc apparaître un dispositif global qui peut s’apparenter à une forme de “gouvernement des catastrophes” (Revet et Langumier, 2015) à l’échelle globale. Un gouvernement qui prétend prévenir et prendre en charge les catastrophes naturelles sur l’ensemble de la planète, grâce à un ensemble d’outils, de politiques, de kits déployés dans de nombreux pays et agissant d’une manière standardisée et efficace.

Ce qui frappe au premier abord quand on observe ces dispositifs de gestion et de préparation aux catastrophes, c’est la tentative —presque touchante— d’introduire de l’ordre dans un désordre incertain, mais probable et anticipé. Le paradoxe est important: il s’agit de se préparer à l’inattendu, à l’extraordinaire. Ce faisant, à travers la mise en place de protocoles, de formulaires, de guides de bonnes pratiques, on prétend routiniser l’extraordinaire de la catastrophe à venir, dans une tentative pour l’apprivoiser avant qu’elle ne se produise. Autre paradoxe, alors que chaque catastrophe est spécifique, de par son contexte, l’histoire de la société et du territoire qu’elle touche, ou par la singularité du phénomène lui-même, la préparation, et en particulier les exercices de simulation de catastrophes consistent, pour tenter de la maîtriser par avance, à la réduire à une catastrophe générique, produisant des victimes génériques prises en charge par des secouristes et des experts génériques sur des espaces génériques. Les rôles qui sont distribués dans ces exercices sont précisément définis et ne souffrent pas l’improvisation. Ils sont en outre renforcés par une mise en scène qui crée une géographie très précise des espaces de la catastrophe et des secours, et utilise des accessoires ou des costumes sensés définir les rôles qui doivent être joués avec le plus de réalisme possible.

Une géographie de l’ordre

Lors d’un exercice en salle de simulation de gestion d’un important séisme dans la ville de Mexico, observé en 2012, l’espace du centre de conférence dans lequel se déroulait l’exercice avait été divisé en différentes salles qui portaient chacune sur la porte un panneau indiquant leur usage et le lieu qu’elles représentaient. La première salle était destinée à la coordination de l’exercice lui-même, de nombreux ordinateurs y étaient installés et ceux qui y entraient ou en sortaient étaient les animateurs, reconnaissables à leur casquette rouge. Une autre salle portait un panneau avec acronyme “OSSOC” : il s’agissait du “Centre de coordination des opérations sur site”, l’espace que les équipes internationales des Nations Unies ou de secours USAR (Urban Search and Rescue) sont censées mettre en place dès leur arrivée dans le pays suite à une catastrophe. Dans la salle baptisée “LEMA” (pour Local Emergency Management Authority) se rassemblaient les autorités locales en charge de la gestion de l’urgence (police, représentants des ministères concernés, autorité nationale de coordination, pompiers…). Une troisième salle portait une pancarte “UNETE” et devait être le lieu de rassemblement des organisations non gouvernementales.

Chacun de ces sigles renvoie à la dénomination internationale produite par le réseau de secouristes internationaux INSARAG2 qui depuis les années 1990 travaille à produire codes et classifications pour standardiser les modes d’intervention des secouristes dans le monde. Dans un coin, une table surmontée d’un drapeau bleu annonçait “United Nations Reception Center” (Image 1). Une autre table lui faisait face, représentant la douane du pays, derrière laquelle deux douaniers attendaient l’arrivée des secouristes pour appliquer les protocoles d’entrée sur le territoire mexicain des équipes internationales.



Image 1.

Reconstitution d’un centre de réception et de départ (RDC) des Nations-unies lors d’une simulation à Mexico, 2012 (Photo de l’auteure)

Chacune de ces salles renvoie à un espace physique qui devra être installé dans la réalité d’une situation d’urgence, des espaces dédiés à la coordination de l’action des acteurs qu’ils réunissent. Ces espaces, réduits à des dimensions presque symboliques au cours de l’exercice (une table, une salle, une pancarte dans un couloir) participent d’une mise en ordre de la catastrophe dans la mesure où ils contribuent à définir des rôles pour ceux qui les occupent et à produire des formes d’identification entre les acteurs. Ainsi, le jour du lancement de l’exercice, dans la salle des coordinateurs de l’exercice, une jeune fonctionnaire internationale venue de Genève pour participer à la simulation s’affaire sur son ordinateur portable. En ouvrant une nouvelle page, elle crée une fausse catastrophe qu’elle baptise d’un faux nom sur un site intranet sur lequel les participants à l’exercice déposeront et échangeront des informations pendant les deux jours de la simulation. Quand je lui demande ce qu’elle fait, elle lève la tête et me réponds: “Je représente Genève”. Cette identification à un rôle passe ici clairement par un lieu. “Genève”, dans ce contexte, n’est pas une ville, mais un bureau, un espace de coordination de l’action humanitaire des secours. Une jeune femme, coiffée d’une casquette rouge qui va pendant deux jours gérer une page intranet “représente” donc l’action de dizaines d’acteurs des Nations Unies qui, en cas de catastrophe réelle auraient pour tâche de faire en sorte que les informations circulent entre les acteurs et que les bonnes pratiques soient mises en œuvre.

Ainsi, dans cet exercice, comme dans de nombreux autres de ce type, l’espace de la catastrophe est ramené à une géographie standardisée. Du “Centre de réception” à la “Salle de coordination”, en passant par la “Base d’opérations” ou par “Genève”, les espaces de ce monde de l’urgence répondent à une géographie déterminée par ses usages —accueillir, coordonner, gérer, soigner, communiquer— et par les rôles qu’ils impliquent. Les simulations ont entre autres pour objectif d’habituer les acteurs de l’urgence à recréer partout où ils devront affronter des catastrophes des espaces similaires et à s’y repérer. Pendant les exercices, des plans leur sont distribués afin qu’ils mettent eux-mêmes en place leur propre centre de coordination en suivant le modèle.

Itinéraires des victimes: une géographie des rôles en situation de crise

Cette géographie de l’urgence tente d’associer aux territoires des rôles attribués aux personnes qui les occupent, ces rôles renvoient à des identités en situation de catastrophe: des systèmes de catégorisation contribuent à forger des mécanismes d’identification des personnes. Lors d’un exercice organisé en 2007 au Venezuela dans la même zone qui avait été détruite par d’importantes coulées de boues en 1999 (Revet, 2007), j’avais été frappée par l’itinéraire que les figurants venus jouer les sinistrés devaient parcourir afin d’entrer dans leur rôle. A partir de 7 heures du matin, les premières sirènes avaient résonné dans les quartiers du littoral, donnant l’ordre aux habitants d’évacuer leurs maisons. Sortant à pieds, les habitants avaient ensuite été regroupés dans un centre de refuge, symbolisé par deux tentes plantées à quelques centaines de mètres du quartier, sur la plage, dans lequel ils avaient été recensés. Par le biais de ce recensement et par leur seul passage dans la tente et devant le bureau qui y était installé, les “habitants” étaient transformés en “sinistrés”. C’est parce qu’ils apparaissaient sur cette liste réalisée dans les tentes qu’ils pouvaient ensuite prétendre atteindre la prochaine étape de leur parcours: l’évacuation du littoral en bateau. Ne seraient évacués sur les bateaux de la marine nationale que les sinistrés recensés. Munis de leur nouvelle identité, dont attestait un numéro sur une liste, ils étaient alors envoyés dans des camions vers des points d’évacuation sur la plage, où de petites embarcations de pêcheurs, réquisitionnées pour l’occasion, les avaient conduits vers un navire de l’armée qui les attendait au large. Les “sinistrés” embarqués sur le navire de la marine devenaient alors des “évacués”, et la simulation elle-même s’arrêtait à ce point.

Lors de la —vraie— catastrophe de 1999 cependant, la déclinaison de leurs identités ne s’arrêtait pas là. D’évacués, ils redevenaient sinistrés (damnificados) dès lors qu’ils rejoignaient un refuge et s’y installaient quelques jours, semaines ou mois, alors qu’ils n’étaient qu’affectés (afectados) s’ils allaient vivre chez un membre de leur famille ou dans un appartement loué pour l’occasion parce qu’ils en avaient les moyens. Puis, le président Chavez avaient promis aux sinistrés une réintégration dans le tissu social vénézuélien, qu’il avait désignée par le terme de dignification. Par ce processus, ils devaient alors devenir des “dignifiés” (dignificados), c’est-à-dire se laver de la condamnation morale que le terme de “damnificado” leur octroyait (Revet, 2002; Vásquez Lezama, 2009).

Mais revenons à la mise en scène des itinéraires de sinistrés dans les exercices de simulation pour comprendre non plus tant les catégorisations à l’œuvre, que les rôles qui correspondent à ces catégorisations et les espaces qui leur sont attachés. Du quartier au centre de refuge, du centre au camion, du camion à la tente, de la tente à la plage et de la plage aux bateaux... l’espace parcouru par ces fausses victimes qui répètent leur propre sauvetage est clairement délimité et standardisé. Leurs mouvements sont collectifs et ils ne sont pas sensés faire preuve d’une quelconque initiative personnelle. En effet, l’un des présupposés sur lesquels s’adosse la pensée de la préparation est que les “populations” en situation de catastrophe développent des comportements irrationnels —panique, comportements anti-sociaux de type pillage— et qu’il est pour cela nécessaire de les anticiper et de les encadrer. Les experts que sont les différents professionnels des secours, des pompiers à la protection civile, en passant par les médecins, la police ou les militaires sont chargés d’agir pour éviter des débordements3.

Au Venezuela, lors de l’exercice de 2007, la géographie de leur sauvetage était toute entière encadrée par des professionnels qui répétaient leurs gestes en suivant les consignes des guides de bonnes pratiques internationaux. Au cours de ce parcours à travers les différents espaces (de l’espace détruit du quartier à l’espace refuge de la tente en passant par une multitude d’espaces transitoires : camion, bateau, centre d’enregistrement…) les “habitants” étaient transformés en “évacués” puis en “sinistrés” au sens administratif du terme, c’est-à-dire pris en charge par le système d’assistance adéquat. Dans cette perspective, on peut dire que la géographie de l’ordre mise en place par les protocoles de secours correspond à une déclinaison des identités assignées qui permettent au monde des catastrophes d’agir. Espaces, places, rôles et identités sont censés coïncider dans cette géographie de l’ordre.

A Lima (Pérou) en 2010, lors d’une autre simulation grandeur nature organisée dans différents quartiers de la ville par les autorités péruviennes et des agences des Nations Unies, l’exercice consistait notamment à faire répéter aux enfants et au personnel éducatif l’évacuation en urgence de leurs écoles en cas de séisme. Dans certains quartiers de la ville, de grands cercles avaient été tracés au sol, sur des places non loin des établissements scolaires. Les enfants et leurs maîtres devaient courir hors de l’école, se rassembler dans ces grands cercles et se tenir ensemble, groupés, en se tenant par les épaules. Leur rôle de victime évacuée se bornait à cette immobilité au milieu de l’espace restreint du cercle refuge, en attendant que des professionnels leur disent quoi faire et où aller (Image 2). La mise en cercle des enfants est assurée par des professeurs et des organisateurs de l’exercice qui rappellent à l’ordre ceux qui sortent des cercles ou ne courent pas assez vite. Pendant ce temps, policiers, médecins, secouristes et journalistes couraient d’un point à l’autre de la scène. Portant des brancards, délimitant des espaces “sûrs”, filmant la scène, leurs mouvements traçaient une géographie nettement plus mobile et active, et élargissaient l’espace de la catastrophe.



Image 2.

Des enfants évacués se regroupent en cercles lors d’un exercice de simulation au Pérou en 2010 (Photo de l’auteure)

Ici encore, c’est la place —dans ou hors du cercle— qui détermine le rôle —victime ou professionnel— assigné à l’acteur qui participe à la simulation et son comportement attendu. Dans ce processus, être dans le cercle signifie que l’on est une victime potentielle, assignée à une place délimitée et à un rôle relativement passif (ne pas bouger, se tenir au centre du cercle, attendre les secours), être hors du cercle signifie que l’on est un acteur agissant et mobile, un sauveteur, un secouriste, un professionnel susceptible de circuler d’un espace à un autre. Leur marge de manœuvre n’en est pour autant pas plus importante que celle des victimes, puisqu’elle est encadrée par l’ensemble des protocoles qu’ils doivent suivre pour réaliser l’exercice.

En observant les dispositifs de simulation de catastrophes, on peut sans difficulté analyser quelles identités en situations de crise sont imaginées par les protocoles qui anticipent la catastrophe. On y voit que l’identité y est fortement associée à un espace et à un rôle. D’une part, des victimes potentielles —très souvent des femmes, habitant des quartiers populaires ou des enfants— sont anticipées comme passives et peu mobiles, consignées dans des espaces restreints qui délimitent les frontières de leur prise en charge. Aucune initiative ne leur est attribuée et c’est au fil de leur passage dans des espaces où des professionnels et des experts les prendront en charge que leur identité de victime leur est progressivement attribuée, déclinée sous différentes formes: évacué, blessé, sinistré, affecté, victime, etc. D’autre part, les professionnels et experts des secours et de la prise en charge, délimitent les espaces de la prise en charge, et sont identifiés à des rôles actifs et héroïques. L’ordre qu’ils rétablissent conforte leur situation de pouvoir et leur assigne en retour mobilité et puissance.

Ironie et petits désordres

Pourtant, si le scénario, en tant que texte autour duquel s’accordent les acteurs de l’exercice, tente d’établir au mieux des correspondances entre des espaces, des rôles et des identités, il s’agit aussi d’un texte soumis à interprétation et le jeu des acteurs est en cela aussi important qu’au théâtre ; il offre de nuances et de possibilités d’interprétations, de traductions et de négociations. Si l’idée de ces exercices est de standardiser et de cadrer au maximum les actions des acteurs, une certaine marge de manœuvre subsiste malgré tout dans le choix des décisions à prendre et des choses à faire. C’est alors que la posture ethnographique importe, l’observation fine de la scène de la simulation nous indiquant ce que font les acteurs et les interprétations qu’ils produisent à partir du scénario qui leur est fourni.

A Lima en 2010, au moment où la sirène sonne pour signifier le début de l’exercice, les enfants courent hors de l’école et les figurantes —car pour la plupart ce sont des femmes qui participent— maquillées en victimes avec du faux sang sont évacuées et portées par les secouristes sur une place. Des secouristes (volontaires de la Croix Rouge, médecins, membres de la protection civile), en majorité des hommes, les prennent en charge. Ils les examinent rapidement et résument leur état sur une petite carte (de vert: état léger, à rouge: état sévère) qu’ils leur accrochent au poignet ou au cou. Les victimes n’auront donc pas à parler pour expliquer ce qui leur arrive, mais leur situation est communiquée, de professionnel secouriste à professionnel de santé à travers cet artefact censé parler en leur nom. Pourtant, dans l’interprétation même des rôles, on observe des glissements, des variations. Ainsi, les secouristes plaisantent avec les femmes blessées. L’une demande: “C’est grave, Docteur?”. L’homme regarde la carte rouge et fait une moue... Ils rient ensemble. L’urgence de la situation jouée est dédramatisée par ce rire et cette ironie leur fait dire qu’il ne s’agit pas d’une vraie catastrophe, ou d’une vraie blessure. Mais au-delà de la simple remise en question de la frontière entre réel et fiction, quelque chose se joue dans ce rire, dans cette ironie, qui est la possibilité pour la femme qui joue la victime de parler au secouriste, de s’informer sur son statut, même si la carte est censée parler en son nom. Elle ne s’en tient donc pas au rôle silencieux, immobile et passif qui lui est assigné par le scénario et joue la simulation “en mode mineur” (Piette, 1992).



Image 3

Lors d’une simulation au Pérou en 2010, une femme jouant une victime plaisante avec un secouriste qui lui procure son diagnostic vital (Photo de l’auteure)

Les secouristes quant à eux ne s’en tiennent pas non plus au seul rôle héroïque qui leur est proposé. Ainsi, tout autour, les talkies-walkies grésillent. On entend certes des informations liées à la catastrophe simulée (“Douze blessés sont en train d’arriver à l’hôpital!”), mais également d’autres qui représentent autant de sorties de jeu signifiant qu’ils ne se laissent pas totalement prendre dans la situation (“Dis au gars de la Croix Rouge qu’il bouge sa voiture, parce que l’ambulance ne peut pas se garer”). Ainsi, en se posant à la frontière de leur rôle héroïque, en plaisantant avec les victimes au sol ou en réglant des questions de circulation par le biais des outils de la simulation, les professionnels aussi refusent de n’endosser que le rôle héroïque qui leur est assigné par le scénario.

D’autres formes de critiques de plus ou moins faible intensité sont perceptibles dès lors que l’on observe la scène d’un peu plus près. Certaines blessées, fatiguées de rester allongés au sol se relèvent ou s’asseyent sur les bancs alentours. L’une d’entre elles appelle une amie et lui demande en riant: “Devine où je suis?”, d’autres prennent des photos, les enfants de l’école chantent des chansons ou courent pour faire passer le temps.



Image 4

Une femme jouant une victime lors d’une simulation au Pérou en 2010 plaisante au téléphone avec une amie (Photo de l’auteure)

Ici, les critiques et désordres qui émergent de la scène restent sur le ton de l’ironie et de la distance amusée, correspondant au caractère finalement ludique de l’exercice simulé. Dans d’autres situations, de catastrophes réelles, on observe cependant combien les rôles assignés sont fortement discutés par les personnes concernées.

Ordre négocié et retour du sujet

Pour analyser cette critique des rôles assignés, qui s’exprime souvent avec plus de véhémence en situation de crise réelle, je m’appuierai sur mes observations lors de la prise en charge des coulées de boue de 1999 au Venezuela. Le gouvernement de la catastrophe vénézuélienne est un savant mélange de “bonnes pratiques” mise en place par des ONG de différents pays (France, Italie, Espagne…) et de pratiques militaires déployées par les différents corps d’armée vénézuéliens. En effet, après la catastrophe, environ 10.000 sinistrés sur les 300.000 personnes affectées par la catastrophe sont pris en charge dans des refuges, organisés par le gouvernement national avec l’aide soit des militaires (Vasquez Lezama, 2009) soit d’organisations non gouvernementales nationales et internationales.

Ces refuges semi-permanents se déclinent selon plusieurs “modèles”, de taille et de capacité d’accueil variables. Dans certains cas, ce sont des tentes, des maisonnettes en bois ou des préfabriqués qui ont été construits ou mis en place spécifiquement par les autorités dans le but d’accueillir les sinistrés. C’est par exemple le cas du refuge de “Las Carpas” organisé par le gouvernement dans le stade de la ville de Maiquetía (Image 5). D’autres refuges sont installés dans des hangars, plus ou moins aménagés pour accueillir la population sinistrée. Parfois, les “chambres” sont simplement séparées par des couvertures tendues, dans d’autres cas, des cloisons en bois permettent de fermer les espaces et restaurent une intimité toute relative. Quelquefois, les refuges sont des immeubles en construction dans lesquels les sinistrés se sont installés au moment de la catastrophe, sans autorisation préalable. Ces espaces sont ensuite reconnus comme des refuges par l’autorité en charge de l’assistance aux sinistrés, ce qui revient à donner un statut à ce qui, en d’autres circonstances, aurait pu être désigné comme une occupation illégale, une invasion. Enfin, parfois des groupes de familles ayant perdu leur logement ont reconstruit avec des moyens de fortune et des matériaux de récupération quelques “maisons”, donnant naissance à de nouveaux “quartiers”. Là encore, la reconnaissance de ces quartiers comme des refuges atteste du fait que l’institution y apporte une assistance et que ceux qui y vivent sont des “sinistrés”. Malgré leur hétérogénéité, tous abritent des personnes ayant perdu leur logement dans la catastrophe et sont des espaces dans lesquels l’autorité en charge de l’assistance intervient, à travers la distribution d’aide alimentaire, d’eau, la mise en place de programme dits “sociaux” parfois et la gestion des infrastructures sanitaires. Ces espaces ne sont pas fermés, mais leur entrée est la plupart du temps contrôlée par des militaires.



Image 5

Le village de tente “Las Carpas” installé dans un stade dans l’Etat de Vargas au Venezuela pour accueillir les sinistrés de la catastrophe, juillet 2000 (Photo de l’auteure)

Les refuges sont donc des espaces paradoxaux. D’une part, ils sont soumis à des mesures exceptionnelles tels que le contrôle à l’entrée ou le recensement régulier de leurs habitants, l’intervention de travailleurs sociaux et d’organisations humanitaires; d’autre part, ils sont situés au cœur des villes et les sinistrés sont invités à les considérer comme des lieux de vie provisoires. Conséquence de ce paradoxe, les refuges constituent pour les sinistrés, un lieu qui, bien que précaire, représente à la fois un espace de possibilités et de contrainte. Possibilité car à partir du refuge et de la reconnaissance comme sinistré qu’il autorise, l’inscription dans un programme de relogement devient possible. Les refuges permettent aussi avec le temps des formes d’identification et de production de collectifs, dans ce sens ils deviennent progressivement des lieux. Mais les refuges sont aussi des espaces de contraintes car les entrées sont contrôlées et des recensements réguliers viennent vérifier de la condition de “sinistrés” de ceux qui y vivent. La vie y est organisée par le gouvernement des catastrophes.

Je propose, pour réfléchir à la critique produite par les sinistrés des identités qui leur sont assignées cours de la gestion de la catastrophe de regarder plusieurs scènes. La première se situe dans un refuge après la catastrophe au cours d’une distribution d’aide; la seconde se situe dans les résistances aux politiques de déplacement des sinistrés dans le sillage de la catastrophe ; et la dernière concerne des mobilisations organisées dans les refuges par les sinistrés.

Désordre dans la distribution de l’aide

La première scène se déroule au cours d’une distribution de produits d’hygiène par une petite ONG française dans des refuges dans lesquels elle est impliquée depuis plusieurs mois, et dont je suis à l’époque la coordinatrice4. Ces distributions partent de l’idée que les habitants des refuges sont des personnes vulnérables qui ont droit —plus que les autres habitants de la zone affectée qui se sont par exemple relogés par eux-mêmes— à une aide en attendant de pouvoir subvenir à nouveau à leurs besoins fondamentaux. Pour mettre en place ces séances de distribution, il est nécessaire de recenser les habitants des refuges et de vérifier leur identité afin de distribuer les bons produits aux “bons bénéficiaires”, c’est-à-dire aux sinistrés qui vivent dans les refuges. Cette dynamique de triage est caractéristique de la médecine humanitaire et commence en situation de crise par le tri des blessés et des morts ou entre ceux des blessés qui peuvent être pris en charge et ceux qu’on laisse mourir (Redfield, 2008; Lachenal, Lefève et Nguyen, 2014). Dans le cas des distributions d’aide, la logique de triage conduit à réaliser des recensements qui éveillent de part et d’autre une logique du soupçon également caractéristique des tensions de l’humanitaire. Il s’agit d’établir la liste de ceux qui ont, selon les critères établis par les ONG, véritablement besoin de l’aide, et de distinguer les “vrais” des “faux” sinistrés, les “bonnes victimes” des “profiteurs”. Une fois ces recensements effectués, des carnets numérotés sont distribués aux sinistrés, chefs de famille, qui deviennent dès lors des “bénéficiaires”, afin qu’ils se présentent avec le jour de la distribution. Le jour même, une file d’attente est organisée, afin d’ordonner la distribution et d’éviter les “désordres”. Bien entendu, toutes ces mesures n’empêchent pas que des situations sortent de la tentative d’imposition de l’ordre humanitaire. Des parents envoient leurs enfants faire la queue et chercher les produits à leur place car ils ne peuvent se déplacer, d’autres se présentent à un horaire différent de celui qui est prévu, d’autres enfin s’impatientent dans la file et protestent sur la lenteur du processus. Très vite, la file organisée devant la tente de distribution s’anime et se transforme en un regroupement de personnes vindicatives, d’enfants qui courent et tentent de passer les uns avant les autres, et de propositions de mener les choses autrement que de la manière dont elles ont été prévues par l’ONG. Toutes ces situations qui sortent de la géographie de l’ordre que le gouvernement des catastrophes tente d’imposer sont autant de manifestations de la capacité des personnes —même soumises à des dispositifs de contrôle et de mise en ordre— de se réintroduire comme sujets sur ces scènes. On peut les lire comme autant de moments critiques au cours desquels l’ordre imposé est discuté, raillé, contourné, mis en question.

Revenir ou résister au déplacement

Parfois cette critique s’exprime dans la résistance aux politiques de prise en charge pensées pour les sinistrés de la catastrophe, comme ce fut le cas pour les politiques de déplacement. Dans l’année qui suit la catastrophe de Vargas, la vie des sinistrés dans les refuges est avant tout caractérisée par l’incertitude, le gouvernement ayant pour projet à plus long terme de déplacer ces personnes vers d’autres régions du pays, moins densément peuplées que la région de Caracas. Le processus de déplacement qui s’organise entre l’année 2000 et 2001 donnera lieu à d’importants mouvements de personnes. Suite à la catastrophe de 1999, 16.000 familles auraient ainsi été déplacées et distribuées dans 18 des 23 Etats que compte le pays5 et au total, entre 50.000 et 80.000 personnes auraient quitté Vargas après la catastrophe6. Des maisons seront construites ou récupérées par le gouvernement pour être cédées à bas coût, voire offertes aux sinistrés dans des régions éloignées du littoral. Mais cette politique de déplacement “forcé” s’est soldée par un échec: la grande majorité des déplacés revenant peu à peu à Vargas dans les mois voire les années qui ont suivi.

En effet, la politique de déplacement engagée par le gouvernement suite à la catastrophe de 1999 s’est heurtée à trois grandes difficultés. Tout d’abord, ce déplacement s’est effectué sans coordination avec les régions d’accueil qui ont été incapables d’absorber —en termes de services d’éducation, de santé ou d’emploi— la population déplacée. Ensuite, les caractéristiques sociales des groupes déplacés et notamment leur insertion professionnelle majoritaire dans le secteur informel ont rendu leur reconversion difficile. Ce secteur étant fortement lié aux réseaux sociaux mobilisables par les personnes à la recherche d’un emploi, le contexte de déplacement et de rupture avec les réseaux préexistants est fortement préjudiciable à une possible réinsertion professionnelle. Les chefs de famille sont alors retournée à Vargas pour chercher le travail qu’ils ne parvenaient pas à trouver dans les régions d’accueil. Ces situations ont généralement abouti à un retour à Vargas au bout de quelques mois de l’ensemble du groupe familial, après avoir fait le constat que la vie sur le Littoral reprenait progressivement son cours. Enfin, les personnes sinistrées puis déplacées ont eu à faire face à la construction d’un stigmate lié à leur double condition de personne “assistée” et d’étranger. Ce processus de stigmatisation dans lequel la presse a joué un rôle essentiel prend racine à la fois dans la catastrophe elle-même et dans l’identification qui fait de Vargas un Etat “noir”, mettant en œuvre le racisme “honteux” ou “inavoué” qui caractérise la société vénézuélienne.

Ainsi, à la fin de l’année 2001, environ 70% des personnes déplacées avaient quitté les nouveaux espaces qui leur avaient été octroyés, en majorité pour revenir à Vargas. Ces retours se sont fait de façon silencieuse, individuelle et progressive et n’étaient pas prévus par les institutions. On peut les comprendre comme un refus de la logique qui consiste à gouverner les sinistrés par leur déplacement. Pour les sinistrés déplacés de Vargas, l’identification qui prime est liée au littoral qui a été affecté par la catastrophe et non à un territoire du déplacement, dans lequel ils ne parviennent pas à retrouver les traces d’une histoire commune et qui, de ce fait, ne se transforme pas pour eux en un lieu de vie possible.

Manifester hors des espaces du refuge

De façon plus visible encore et surtout plus collective —puisque les retours sont eux silencieux et individuels—, la critique s’exprime à travers des mobilisations qui s’organisent au cours de l’année 2000 à partir des refuges de Vargas. Dès février, soit deux mois après la catastrophe, des manifestations ont pour objectif de refuser le déplacement vers d’autres régions du pays et de demander des solutions de relogement sur place7. Lors de ces manifestations, les sinistrés reprennent les termes de la promesse du président Chávez de rendre leur “dignité” aux sinistrés et annoncent qu’ils s’apprêtent à créer un “comité de dignificados pour lutter pour leurs intérêts pendant que les politiques se battent à l’approche des élections8“. Cette mobilisation des sinistrés dans les refuges prend progressivement de l’ampleur. Avec l’aide d’une ONG locale, ils structurent leurs réunions et créent une association (Asociación de Damnificados de Vargas – ASODAM) dans le but de “définir les besoins des familles sinistrées et de présenter aux autorités une figure organisée afin de participer aux plans d’avenir (les) concernant”. Les coordinateurs de l’association des sinistrés organisent des tables de travail thématiques —logement, travail, santé, éducation, sécurité— qui vont bien au-delà de la seule question des conditions de vie dans les refuges, et convoquent les autorités. Ils exigent des différents organismes publics des actions coordonnées et la prise en compte des propositions des sinistrés qu’ils se chargent par ailleurs de récolter. Au fil des mois, leur répertoire d’action s’amplifie, allant de la manifestation dans la rue à l’organisation d’une veillée devant la maison présidentielle, de la mise en place de tables de concertation à l’interpellation des pouvoirs publics à travers les médias.

Refusant collectivement leur confinement à l’intérieur des refuges, et leur assignation à la seule identité de victimes, les sinistrés élargissent par leurs actions l’espace qui leur est attribué pour parvenir à occuper l’espace public (la rue, la maison présidentielle dans la capitale Caracas…) et ce faisant ouvrent l’éventail des identités possibles.

Conclusion

Dans cet article, ce que j’ai tenté de proposer est une forme de déplacement du regard, un changement de perspective. Il s’agit dans un premier temps d’analyser le monde social des catastrophes que l’on peut comprendre à certains égards comme une tentative de “gouvernement des catastrophes” qui produit des espaces à partir desquels il cherche à opérer une mise en ordre de la catastrophe. Dans ce processus, il est question d’assigner des rôles aux différents acteurs et de faire coïncider ces rôles avec les espaces de la gestion de l’urgence. Mais il est ensuite indispensable de s’interroger sur l’adéquation entre les espaces, les rôles qui leur sont associés et l’identification des personnes à ces rôles. Or, dès lors que l’on accepte de déplacer le regard, et de prendre au sérieux les différentes nuances et modalités avec lesquelles les personnes s’engagent dans le monde des catastrophes, on entrevoit des formes de critiques qui empêchent les rôles de coïncider totalement avec des identités. Ces critiques ont pour effet de dépasser la géographie de l’assistance des victimes et d’élargir de fait l’espace dans lequel ceux qui sont désignés comme des sinistrés ont la possibilité de se mouvoir. Qu’ils sortent du cercle que les secouristes ont peint au sol ou qu’ils marchent dans la rue en investissant l’espace public, les sinistrés “simulés” ou “réels” du monde international des catastrophes déplacent les limites spatiales et identitaires qui leurs sont imposées.

Ces décalages traduisent ce que Jacques Rancière désigne comme un processus de subjectivation, qu’il entend comme le refus d’une identité assignée et la création d’un espace commun permettant de démontrer l’égalité et d’affronter le dissensus (Rancière, 1998). Au cours de ce processus, que ce soit par l’ironie, par la non-conformité des comportement avec les normes édictées, ou par la critique plus formelle du dispositif de prise en charge, les individus ont la possibilité de passer du statut de simple objet de la prise en charge à celui de sujet d’une prise de parole ou d’une critique. Face aux espaces de la gestion de la catastrophe, des lieux sont produits et habités par des sujets, contribuant ainsi à fonder la critique.

Les références

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Augé, M. (1994). Pour une anthropologie des mondes contemporains. Paris: Champs Flammarion.

Boltanski, L., et Thévenot, L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur. Paris: Gallimard.

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Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris: Gallimard.

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Gupta A., et Ferguson J. (Eds.) (1997). Culture, Power, Place. Explorations in Critical Anthropology. Durham: Duke University Press.

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Lachenal, G., Lefève, C., et Nguyen, V. K. (Dirs.) (2014). La médecine du tri: histoire, éthique, anthropologie. Cahiers du centre Canguilhem Science histoire et société, n° 6, Paris: Presses Universitaires de France.

Piette, A. (1992). Le mode mineur de la réalité: paradoxes et photographies en anthropologie (Vol. 65). Louvain-la-neuve: Peeters Publishers

Quarantelli, E., et Dynes, R. (1970). Property Norms and Looting: Their Patterns in Community Crises. Phylon, 31(2),168-182.

Rancière, J. (1998). Aux bords du politique. Paris: La Fabrique.

Redfield, P. (2008). Sacrifice, Triage and Global Humanitarianism. In T. Weiss et M. Barnett (Eds.), Humanitarianism in Question: Politics, Power, Ethics (pp. 196-214). Ithaca & London: Cornell University Press.

Revet, S. (2002). Qui suis-je? Qui sommes-nous? Entre catégorisation et stigmate. Comment les damnificados vénézuéliens négocient-ils leurs appartenances? Cahiers des Amériques latines, 40, 159-176.

Revet, S. (2007). Anthropologie d’une catastrophe: les coulées de boue de 1999 au Venezuela. Paris: Presses Sorbonne Nouvelle.

Revet, S. (2008). L’ethnologue et la catastrophe. Problèmes d’Amérique latine, 69, 99-120.

Revet, S. (2011). Catastrophe, risques et production de localité: habiter à Vargas (Venezuela) après les coulées de boue de 1999. In V. November, M. Penelas, et P. Viot (Dirs.). Habiter les territoires à risques (pp. 207-227). Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes.

Revet, S. (2016). Disasterland. Ethnographie de la formation d’un monde social international. Manuscrit d’Habilitation à Diriger des Recherches (en cours de publication), Paris: Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).

Revet, S., et Langumier, J. (Eds.) (2015). Governing Disasters: Beyond Risk Culture. New York: Pallgrave Macmillan.

Strauss, A. (1992). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme. Textes réunis et présentés par I. Baszanger. Paris: L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Vásquez Lezama, P. (2009). De la tragédie collective à l’individuation du malheur: l’expérience de fin de légitimité de la condition de victime des sinistrés de la catastrophe La Tragedia (1999) au Venezuela. Anthropologie et Sociétés, 33(3), 193-210.

Notes

1 Voir aussi Jolivet (2000) et Alphandéry et Bergues (2004).
2 International Search and Rescue Advisory Group, créé en 1991 et coordonné au sein du Bureau des Affaires Humanitaires de l’ONU (OCHA) : http://www.unocha.org/what-we-do/coordination-tools/insarag/overview.
3 Les Disasters studies, qui se développent aux Etats-Unis pendant la guerre froide dans l’idée de préparer le pays à une situation d’attaque nucléaire de la part de l’ennemi soviétique sont financées pour travailler sur cette question et montreront au contraire au fil des décennies que ni la panique ni les pillages ne sont des comportements habituels en cas de crise et que les habitants sont au contraire les premiers acteurs du secours et de leur propre sauvetage (Quarantelli et Dynes, 1970; Fritz et Marks, 1954). Pour autant, ces travaux ne sont que très peu parvenus à changer la façon dont les catastrophes sont envisagées et les exercices nécessaires à leur préparation restent emprunts de cette conviction que les populations sont “irrationnelles” (Revet, 2011).
4 Pour une réflexion sur cette participation à l’aide humanitaire, je me permets de renvoyer à Revet, 2007 et 2008.
5 Chiffres de l’autorité en charge de la gestion sociale de la catastrophe (FUS).
6 Chiffres de l’Institut National de Statistiques : INE OCEI (2000).
7 El Universal, 22/02/2000; El Nacional, 22/02/2000; Ultimas Noticias, 22/02/2000.
8 “Conformarán un “comité de dignificados para luchar por sus intereses mientras que los políticos se pelean ante la proximidad de las megaelecciones”, El Universal, 22/02/2000.


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